Cinéma et langue française

Du français sur les écrans
Avant l’arrivée du parlant, Hollywood impose sa langue sur presque tous les écrans du Québec. Rares sont les intertitres en français.

Le Palace de Montréal est la première salle du Canada à se convertir au cinéma sonore et parlant à la fin des années 1920. On y projette le 1er septembre 1928 Street Angel (Frank Borzage), un film comportant quelques scènes parlées (en anglais), ainsi qu’un accompagnement musical et des effets sonores synchrones. Les actualités qui l’accompagnent comportent des discours de personnalités politiques, dont le président français parlant à Carcassonne : ce seraient les premières paroles en français entendues dans une salle canadienne depuis la brève expérience du Ouimetoscope et du Nationoscope avec les vues parlantes en 1907.

Du français dans les hauts parleurs
À Hollywood, on pressent rapidement que le parlant va transformer l’esthétique des films et que la distribution ne pourra se faire universellement en anglais. Aussi, dès 1929, on y travaille.

Le 17 janvier 1930, le Palace annonce qu’il « enregistre une autre primeur en étant le premier théâtre en Amérique à s’assurer la version française d’une vue parlée tournée sur le continent américain ». Il s’agit de la version française de Love Parade (Ernst Lubitsch), film tourné à Hollywood, dans laquelle Maurice Chevalier chante et livre une partie des dialogues en français. Le film comporte aussi des sous-titres en français gravés sur la pellicule, un procédé nouveau.

Quelques studios hollywoodiens commencent par ailleurs à tourner à la même époque des « versions alternatives » françaises en parallèle avec les versions originales anglaises. Tournées dans les mêmes décors que les versions originales, ces versions présentent une distribution en partie composée d’acteurs francophones, et en partie d’acteurs américains récitant leur dialogue en « phonetic French. » On retrouve par exemple Fifi d’Orsay et Pauline Garon dans La veuve joyeuse (Ernst Lubitsch, 1934). Dans la version originale, The Merry Widow, leurs rôles étaient plutôt tenus par des actrices américaines.

Le Palace est encore une fois le premier à présenter à Montréal une de ces versions alternatives françaises. Le 30 mai 1930, la dernière projection de la journée de The Big Pond (Hobart Henley), une autre comédie chantante mettant en vedette Maurice Chevalier, est ainsi suivie à 23 heures par la projection de la version alternative française du film, La grande mare. Ces représentations tardives doivent toutefois cesser deux jours plus tard à cause d’un règlement municipal. La grande mare reviendra toutefois au Théâtre Français le 9 août, puis au St-Denis le 23 août.

En 1931, Laurel et Hardy sont mis à contribution à Hollywood pour une autre comédie tournée entièrement en « phonetic french », Les carottiers que Jos Cardinal projette en septembre au Saint-Denis.

Des films réalisés en France par la Paramount
En plus de produire des versions alternatives françaises à Hollywood, la Paramount se dote de studios à Joinville, en banlieue de Paris. Elle y fait réaliser par des cinéastes de divers pays des scénarios censés s’adapter à la culture de leur contrée d’origine. Par exemple, des réalisateurs espagnols réalisent des films dans leur langue. Même chose pour des Allemands et des Italiens. Évidemment, les Français sont privilégiés, puisque le marché en français est très lucratif et qu’il s’étend en Belgique, en Suisse, au Québec et à une partie de l’Afrique.

Des dizaines de films en français sont ainsi produits en France par la Paramount, qui emploie certaines des plus grandes vedettes et des meilleurs réalisateurs de l’Hexagone. Sitôt complétées, ces productions se retrouvent dans les salles du Québec, distribuées soit par la Regal, une filiale de Paramount, soit par France-Film.

Le français reste marginal dans les salles
Il faut attendre presque deux ans après l’arrivée du parlant pour qu’une salle montréalaise se consacre au cinéma venant de France. Il faut dire que la France a pris du retard dans sa conversion au sonore. Cette salle est le Théâtre Saint-Denis, que Jos Cardinal loue à ses propriétaires torontois. Il y présente d’abord des spectacles en français et des films américains en langue originale. Le 31 mai, il convertit le Saint-Denis au cinéma français et présente le premier film parlant produit par des Français, Les trois masques d’André Hugon. Cardinal s’approvisionne ensuite chez France-Film. C’est surtout au Saint-Denis que se réalisera le fameux slogan « Le succès est au cinéma parlant français ».

Durant la décennie 1930, l’anglais domine largement dans l’ensemble des salles du Québec. Cela s’explique un peu par le fait que les exploitants de salles préfèrent faire affaire avec les distributeurs de film américains, qui peuvent leur assurer un approvisionnement régulier. Mais c’est par-dessus tout l’engouement du public pour les divers genres – comédies musicales, westerns, films policiers, films historiques à grand déploiement, etc. – caractéristiques de la production hollywoodienne qui fait le succès de cette dernière, au Québec comme ailleurs dans le monde. Même si certains spectateurs ne comprennent pas les dialogues, les intrigues sont assez simples et les actions assez spectaculaires pour les captiver.

Avec les films doublés, vient le succès
Le doublage de films américains n’est expérimenté que pour quelques productions dans les années 1930. Le 5 août 1933, le Saint-Denis annonce la projection de Pur sang, version française de Sporting Blood (Charles Brabin), un film de 1931 mettant en vedette Clark Gable. L’année suivante, c’est Le signe de la croix (The Sign of the Cross) de Cecil B. DeMille qui prend l’affiche dans quelques salles.

Les producteurs américains se lancent à plus grande échelle dans le doublage pendant la Seconde Guerre mondiale, dans les mois précédant la libération de la France. En novembre 1943, le Capitol de Québec, alors géré par Famous Players, présente Le ciel et toi, version doublée de All This, and Heaven Too (Anatol Litvak), un film de 1940. Le succès est immédiat. En avril 1944, Famous Players commence à programmer des films doublés au cinéma Orpheum de Montréal. L’Orpheum restera pendant quelque temps la seule salle de Montréal à présenter des films américains doublés. À Trois-Rivières, le Capitol présente son premier film doublé, en août 1944, Blanche-Neige et les sept nains.

D’autres salles montréalaises de la chaîne Odeon, exploitent bientôt le même filon. La situation réjouit les unilingues francophones, qui peuvent enfin comprendre ce que racontent Bette Davis ou John Wayne. Ils doivent toutefois attendre longtemps avant de voir ces versions. Jusque dans les années 1950, les versions doublées arrivent souvent sur les écrans plus de deux ans après les versions originales. Le célébrissime Gone With the Wind ne deviendra, par exemple, Autant en emporte le vent qu’en 1955. À cause du délai, les amateurs de cinéma conservent leur habitude d’aller voir les versions originales au moment de leur sortie, pour le plus grand bonheur des distributeurs.

Pratiquement absent en 1930, le cinéma en français occupe 10 % des salles en 1940. C’est peu, mais au moins, on le retrouve dans toutes les grandes et moyennes villes du Québec. On doit ce succès presque uniquement au cinéma français. Il faudra une autre décennie pour doubler ce chiffre et qu’environ 20 % des salles se consacrent uniquement à du cinéma en français.

Du français aux multiples accents
Toutefois, au tournant des années 1950, le succès du « cinéma parlant français » n’est plus seulement dû à ce qui arrive de la mère patrie, car la production québécoise occupe une place très visible sur les écrans de la province. Dès 1945, le succès du Père Chopin de Fedor Ozep inaugure une période où le public accourt de plus en plus nombreux admirer les vedettes que la radio et le théâtre ont rendues extrêmement populaires. Les spectateurs sont heureux d’entendre leur propre langue dans des « grandes vues ». Dans Le père Chopin, l’accent québécois des Guy Mauffette, Pierre Dagenais et Ovila Légaré se mêle à celui bien parisien des Marcel Chabrier, Madeleine Ozeray et François Rozet, pour le plus grand plaisir des spectateurs, contents d’entendre les tonalités du milieu, tout en était à l’aise avec l’élocution des « cousins ».

La douzaine de films qui va suivre prouvera l’intérêt que les Canadiens français trouvent dans la production locale. Ils sont les plus rentables de toute la distribution, la preuve que les francophones adorent les histoires que présente le grand écran. Les unes sont racontées avec l’accent du terroir (Un homme et son péché et Séraphin de Paul Gury, Le gros Bill de René Delacroix, La petite Aurore, l’enfant martyre de Jean-Yves Bigras…) ; d’autres semblent vouloir faire la promotion du « bon parler français » à la manière des campagnes menées par l’élite nationaliste (La forteresse de Fedor Ozep, Le rossignol et les cloches de René Delacroix, Les lumières de ma ville de Jean-Yves Bigras…). Gratien Gélinas, de son côté, ne craint pas de laisser son Tit-Coq s’exprimer dans le pur accent ouvrier montréalais.

La fierté nationale, en surplus…
Dans les années 1930, les personnalités politiques québécoises saluaient l’arrivée du cinéma français et jugeaient que sa diffusion serait un outil puissant pour la promotion du bon français et pour la fierté nationale. Elles souhaitaient qu’il « serve de bon exemple et éduque notre oreille en même temps que notre intelligence » (Henri Letondal). Avec l’avènement du cinéma canadien-français, un pas important vers l’accomplissement de ces objectifs est accompli.